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UN OISEAU DANS LE CIEL DE MARS

C’était un gigantesque avion aux ailes filiformes déployées à l’extrême. Son envergure était difficile à estimer, mais elle devait largement dépasser les cent mètres. Le fuselage élancé, d’une longueur incroyable, s’achevait en une pointe de la taille d’une aiguille. Deux turbines arrimées sur les ailes actionnaient de grands propulseurs à trois pales. L’ensemble évoquait davantage une illusion d’optique qu’une machine réelle.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » balbutia Ariana.

Madame Dumelle lui jeta un regard étonné. « Ne me dis pas que vous ne l’avez jamais vu !

— Jamais, non.

— C’est l’appareil téléguidé de la station asiatique. Ils s’en servent pour mesurer le champ magnétique de Mars – du moins ce qu’il en reste –, photographier certaines zones à basse altitude, prélever des échantillons atmosphériques et ainsi de suite. »

L’aéronef fusa au-dessus de leurs têtes dans un grondement assourdissant, révélant sur son stabilisateur vertical l’emblème de l’Alliance asiatique, croix rouge et soleil flamboyant se levant sur la mer.

Cari le suivit des yeux. « J’ignorais qu’un avion pouvait voler dans l’atmosphère martienne.

— En voici la preuve. D’après ce que Yin Chi nous a expliqué, il est construit sur le modèle des stratoglisseurs utilisés sur Terre. D’où les longues ailes effilées. » Madame Dumelle haussa les épaules. « N’allez pas croire que je sois blasée : pour être honnête, je ne l’ai guère aperçu qu’une fois avant aujourd’hui. »

Ils le virent s’éloigner en direction du sud pour rejoindre la station de l’Alliance asiatique. Filigrane délicat, d’une élégance rare.

« Dommage qu’il soit téléguidé, dit Ariana. On doit avoir une vue imprenable de là-haut.

— Quel est son rayon d’action ? demanda Cari.

— Oh, les enfants ! Comment voulez-vous que je sache une chose pareille ? Interrogez donc Yin Chi quand il repassera. » Elle se tourna vers Ariana. « Au fait, sais-tu si monsieur Lung va mieux ? »

La jeune fille secoua la tête. « Aucune idée. Mon père ne me fait jamais de confidences sur l’état de santé de ses patients, quels qu’ils soient. »

Madame Dumelle opina. « C’est parfaitement normal. »

L’apparition se fondit dans le rose pâle du ciel en une traînée diaphane, puis l’ultime trace se dissipa à son tour.

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En atteignant la tente, ils constatèrent qu’une fine poudre jaunâtre en voilait effectivement la surface. Cela justifiait le déplacement. Ronny arrêta le patrouilleur à proximité du chapiteau, sur une esplanade capable d’accueillir une bonne vingtaine de véhicules similaires. Heureusement, du reste, car tout l’escadron serait de sortie le soir de la Saint-Sylvestre, afin de transporter les joyeux fêtards impatients de réveillonner.

Ils mirent pied à terre. Le choix du site n’aurait pu être plus judicieux. Devant eux se dressait l’imposant massif de Tharsis dont les multiples crevasses, failles et ravins offraient une palette exhaustive de rouges et de bruns. On devinait encore sur ses flancs escarpés la voie empruntée, des millions d’années auparavant, par d’irrépressibles torrents de magma. Quant aux entailles qui balafraient la cheminée du Mons Ascraeus perdu dans les hauteurs, elles témoignaient de la violence avec laquelle les éléments s’étaient jadis déchaînés en ces lieux.

De l’autre côté, le désert étalait à perte de vue ses replis vallonnés érodés par le temps, interminable plaine jonchée de rocaille vermeille que venaient rehausser quelques maigres dunes. Le tableau était tout à la fois terrifiant et fabuleux. Terrifiant, car il laissait entrevoir l’insignifiance et la vulnérabilité de l’être humain à l’échelle du cosmos. Fabuleux, car l’homme avait malgré tout investi cette contrée hostile, triomphant des lois de la probabilité et de la fortune.

Au loin, enfin, se profilait la station, leur station, nichée au pied des coteaux. Hexagone de métal argenté terni, coiffé d’une luxuriante forêt d’antennes étincelantes.

« Quelle splendeur, hein ? » murmura Elinn avec vénération !

Ariana, postée près d’elle, tourna la tête et la dévisagea. « Oui. » Elle hésita. « Et dire que, ce matin encore, j’aurais donné n’importe quoi pour ne pas être née sur Mars, confessa-t-elle à mi-voix. Mais quand je te regarde, j’ai l’impression que c’est l’endroit le plus magnifique de l’univers.

— Oui, acquiesça gravement Elinn. Ça l’est.

— Hé, les philosophes ! leur brailla Cari. Si ça ne vous fait rien, on aurait besoin d’un coup de main pour revisser ces magnifiques balais. » Elles entendirent Ronny pouffer à l’arrière-plan.

Les communications s’effectuaient par radio. Une unité intelligente veillait à ce que l’on capte davantage la personne la plus proche de vous, recréant ainsi les conditions acoustiques d’une conversation classique. À moins que quelqu’un ne presse la touche d’urgence et n’interrompe bruyamment le fil de la discussion.

Les filles regagnèrent le groupe à contrecœur et se mirent à l’ouvrage. Elles assemblèrent les manches, y plantèrent des brosses et commencèrent à épousseter les parois de la tente. Elles fixèrent aussi un embout sur le bras articulé pour qu’Elinn puisse nettoyer le sommet du chapiteau.

Ce ne fut évidemment pas sans dispute. « Hé, tu m’en balances plein la figure ! » « Tu récures quoi, là, au juste ? » Peu à peu, pourtant, la saleté disparut. Lorsqu’ils pénétrèrent finalement à l’intérieur, la bâche avait retrouvé son aspect translucide, presque invisible. Une réussite… tant que la poussière ne jouait pas les trouble-fête.

Ils retirèrent leurs casques. Rayonnement solaire aidant, la température était agréable. Un chauffage d’appoint était toutefois disponible, au cas où. Les serres qui entouraient la station fonctionnaient sur un schéma identique. La vieille technique agricole de la « serriculture » était ici recyclée et développée à la perfection.

« Formidable ! s’enthousiasma madame Dumelle. Je pense que ce sera une soirée mémorable. Il ne reste qu’à poser les matelas isolants, et nous en aurons terminé pour aujourd’hui. Victor Corbett et Elmer Grosz ont prévu une tournée d’inspection des relais topographiques la semaine prochaine. Ils en profiteront pour livrer les provisions.

— Les matelas ne passeront jamais par le sas », fit remarquer Ronny.

Cari lui tapa sur l’épaule. « Quel œil ! » ricana-t-il, narquois. Car la difficulté sautait aux yeux : les dimensions de l’embrasure n’excédaient pas celles d’un scaphandre adulte.

Ils s’y prirent donc différemment. La tente était munie d’une sorte de fermeture Éclair étanche qu’il suffisait de libérer pour dégager une ouverture plus large. Ce dispositif indispensable – pour introduire ou évacuer des arbres, par exemple – engendrait bien sûr une perte d’oxygène assez sérieuse, mais, contrairement à ce que croient beaucoup de Terriens, l’oxygène n’est pas très rare sur Mars. En fait, le rouge qui caractérise la planète tient à la présence de fer oxydé, alliage de fer et d’oxygène, communément appelé « rouille ». En théorie, on aurait pu, chimiquement, décomposer cette rouille et obtenir des quantités phénoménales de fer et d’oxygène. En pratique, cependant, on employait d’autres méthodes plus performantes. Oui, les colons devaient produire eux-mêmes leur oxygène, mais cette contrainte n’avait rien de problématique.

Aussi remirent-ils leurs casques. Ronny manœuvra le patrouilleur jusque devant l’entrée. Elinn pilota le bras articulé et le grappin piocha l’énorme ballot. Madame Dumelle libéra la glissière, Cari et Ariana écartèrent les pans. Suite à cette brutale dépressurisation, le plafond s’affaissa légèrement. Elinn poussa le paquetage à l’intérieur, Cari et Ariana lâchèrent prise, madame Dumelle enclencha le système d’obturation et la bâche, agitée de soubresauts reptiliens, se scella spontanément.

Un générateur énergétique était remisé dans un coin, ainsi qu’un appareil atmosphérique portatif qui ronronnait doucement. La fente située sur la paroi supérieure diffusait de l’air chaud. Ils tournèrent une mollette et le souffle se mua en une bourrasque brûlante qui aurait séché en un instant la crinière la plus épaisse. Le toit du chapiteau se redressa en crépitant délicatement.

« Sur Terre, on parle de pique-nique, raconta madame Dumelle. Partir dans la nature, s’asseoir à l’ombre d’un arbre, manger un panier de victuailles. Quand j’étais jeune, avec mon premier mari, nous en faisions souvent. Le Canada est splendide l’été, vous savez ? D’une certaine façon, la tradition se perpétue sur Mars. À quelques différences près, bien entendu. »

Lorsque la tente fut regonflée à bloc telle une gigantesque montgolfière translucide, ils ramenèrent la manette à sa position initiale, déballèrent les matelas et les répartirent au sol afin de colmater les brèches. Seule une triple couche isolante leur permettrait, le soir du Nouvel An, d’ôter leurs scaphandres et de s’asseoir un moment par terre sans que le froid martien ne leur morde les fesses.

« Formidable, répéta madame Dumelle tandis qu’ils quittaient la place et grimpaient à bord du patrouilleur. Tout est prêt. Je crois que 37 sera une merveilleuse année. »

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Le soleil sombrait à l’horizon lorsqu’ils reprirent la route. Le firmament étendait sur la plaine sa corolle cristalline d’un rose déjà fané. Fidèle au rendez-vous, une des lunes de Mars brillait de mille feux au-dessus de leurs têtes.

« Hm, fit soudain Ariana en pointant un doigt vers le sud, je crains que le travail d’aujourd’hui ne serve pas à grand-chose. »

Dominant les gouffres encaissés d’une région baptisée Noctis Labyrinthus, le ciel paraissait enfler en un raz-de-marée safran : nouvelle tempête de sable en perspective.

« Merde », pesta madame Dumelle sans remarquer le gloussement des adolescents qui avaient depuis longtemps saisi le sens de ce juron français.

Parvenus devant la station, ils s’extirpèrent de l’habitacle. Chacun tendit la main et perçut nettement le souffle d’un vent du sud. Compte tenu de la faible masse atmosphérique, ce n’était pas rien. Ils scrutèrent les alentours et virent des nuées de particules minérales rouler non loin de l’esplanade. Les pierres elles-mêmes avaient l’air de progresser, comme portées par les flots.

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Retirer sa combinaison, l’accrocher à la patère, lancer la mise en charge, procéder au brossage. Autant de gestes purement routiniers. Dès leur prime enfance, on avait toléré de leur part quantité de bêtises, mais jamais la moindre négligence vis-à-vis des scaphandres. Avant même qu’ils aient achevé ces tâches familières, les antennes se mirent à cliqueter sous la brise. Sans doute le cyclone sévissait-il encore à plusieurs dizaines de kilomètres.

Mais cela n’en resterait pas là, ils le savaient. Cette nuit, les sifflements évolueraient en hurlements caverneux. Des rafales déferleraient à plus de trois cents kilomètre-heure sur la station. Le monde s’abîmerait dans des ténèbres rougeoyantes et, au petit matin, il leur faudrait taper aux carreaux pour faire tomber la poussière plaquée sur les vitres et pouvoir de nouveau regarder au-dehors.

« Les enfants, je suis désolée, conclut Irène Dumelle. Merci quand même pour votre aide. Si vous voulez bien m’excuser, je file au département météo étrangler un responsable. »

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Lorsqu’ils redescendirent au cœur de la cité, un second courriel de Michael Visilakis les attendait.

Chers enfants de Mars,

Vous avez peut-être mis le doigt sur une véritable bombe. Laissant traîner mes oreilles à droite et à gauche, j’ai finalement découvert que le projet de loi 86-024 n’a absolument pas été retiré. Bien au contraire, il a été présenté, discuté et adopté. S’il s’avérait qu’il y est réellement question de Mars et non de quelque intérêt militaire, cela prouverait une infraction manifeste au devoir d’information pourtant inscrit dans la Constitution. Ce ne serait pas pour déplaire à certains collègues qui adoreraient passer un savon au gouvernement…

Je vous fais signe dès que j’en sais davantage. Et suivez les nouvelles, ça ne peut pas nuire.

Michael Visilakis.

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